La fin du monde a déjà eu lieu
J’affirme que la fin du monde a déjà eu lieu. Je devrai plutôt écrire que la fin d’un monde a déjà eu lieu. Ceci implique que ce n’est pas uniquement arrivé une seule fois. Ce sont mille fois, dix mille fois et, si je peux m’exprimer ainsi, autant de fois que « nécessaire » . À chaque soubresaut, à chaque fracture voire à chaque séisme de l’Histoire, à chaque effondrement personnel, à chaque moment où le réel ne fait plus sens, un monde s’éteint.
Ce n’est ni une explosion soudaine ni même une extinction dramatique. C’est un lent délitement, une dissolution presqu’imperceptible comme la désintégration d’une particule. C’est comme si une lumière s’éteignait lentement, doucement sur un chemin. Un matin, j’ouvre les yeux et je ne reconnais plus le sol sous mes pieds. C’est comme si j’avançais dans un paysage qui m’est devenu étranger car les éléments, les signes, les « indicateurs », qui m’étaient familiers, ont disparu.
À ce stade de l’écriture du présent, se pose la question : « Qu’est-ce qu’un monde ? ». Est-ce la somme des éléments qui l’habitent, qui le forment, qui le rend réel, quelle que soit la nature de ses éléments ? Est-ce la terre sous mes pas ? Est-ce le ciel au-dessus de ma tête ? Pour ma part, rien de tout ceci. Un monde est ce qui fait sens, ce qui me relie aux autres, ce qui me permet d’exister ensemble, dans la multitude, dans une trame commune, dans une ligne temporelle partagée.
Pour Hannah Arendt 1️⃣, que j’ai déjà cité dans d’autres textes 2️⃣, le monde, c’est l’ensemble des choses qui se tiennent entre les humains. Ainsi, c’est un espace tissé, entrelacé, entremêlé de paroles, de gestes, de mémoire. Un monde est un ordre fragile, un endroit, un lieu fait de langage et de valeurs partagées. Lorsqu’il se délite, il ne reste que des fragments épars, un chaos où chacun·e cherche à retrouver un sens perdu.
La fin d’un monde n’est donc pas un événement lointain voire hypothétique. Elle est déjà advenue. Elle advient chaque fois qu’un ordre s’effondre, chaque fois qu’un cadre de sens disparaît. L’histoire est jalonnée de ces chutes tantôt silencieuses, tantôt bruyantes comme la chute d’Athènes, la fin de Rome, la disparition de civilisations entières dont il ne reste que des ruines. En même temps, il y a aussi ces fins plus proches, plus intimes, celles qui touchent encore plus comme la mort d’êtres chers, la fin d’un amour, la dissolution d’un rêve et que sais-je d’autres. Dans tous les cas, c’est un monde qui s’éteint. Cette extinction laisse la plupart des personnes orphelins d’une « réalité » qui n’existe plus.
Lorsqu’un monde s’effondre, il y a comme un moment de vertige, comme un saut dans un abîme, comme une désorientation. Plus rien ne répond, plus rien ne résonne, plus rien n’a de sens. C’est un silence étrange, un vide où les mots ne semblent plus exister, où le temps ne semble plus présent, où l’espace se réduit à une place confinée. C’est comme s’il y avait une perte de langage. Oui, c’est bien ceci, la fin d’un monde. Une perte de langage, une perte de repères, un exil au cœur même de son Existence. Certain·e·s deviennent étrangers à ce qui, la veille encore, leur était familier. C’est un peu comme si la tour de Babel renaissait de ses cendres.
Cependant, un monde qui meurt laisse toujours place à un autre. L’histoire le prouve, aussi, à suffisance. Après chaque effondrement, quelque chose renaît. Un autre ordre émerge, d’autres significations s’élaborent. Pourtant, ce passage d’un monde à un autre n’est jamais immédiat. Il y a une période d’indétermination, d’incertitude, de nouveaux sens où il existe une sorte d’errance dans un entre-deux, comme s’il n’y avait plus d’attaches. Ce moment peut être éprouvant car il faut apprendre à mourir à soi-même, à laisser derrière ce qui ne peut plus être.
Alors, moi, en tant qu’Être, puis-je accueillir la fin sans peur, sans terreur ? Puis-je voir dans l’effondrement une possibilité d’ouverture, un renouveau ? Si un monde s’efface, c’est que d’autres sont possibles. Peut-être que la fin n’est pas une « malédiction », c’est une invitation, une « bénédiction ». Une chance de redessiner le réel autrement.
Je ne sais combien de fois la fin du monde aura encore lieu. Par contre, ce que je sais, c’est qu’à chaque fois, quelque chose demeure. C’est la force de se relever, de se reconstruire, de donner à nouveau du sens. Tant qu’une voix peut encore dire « Je », tant qu’un regard peut encore s’élever vers l’horizon alors il reste un monde à habiter.
(Mon Essence Spirituelle)
(Michaël « Shichea » RENARD (20250309-1))
(Illustration : Flux (Pro) suivant mes directives)
(Musique lors de l’écriture : The Oneira – 2014 – Hyperconscious)
1️⃣ : Hannah Arendt, née Johanna Arendt le 14 octobre 1906 à Hanovre et morte le 4 décembre 1975 dans l’Upper West Side, est une politologue, philosophe et journaliste allemande naturalisée américaine, connue pour ses travaux sur l’activité politique, le totalitarisme, la modernité et la philosophie de l’histoire (merci Wikipedia) ;
2️⃣ : voir les textes « Empathie », « L’Empathie » et « Des Circuits et des Âmes ».

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