L’Instant Suspendu

Je suis assis ici, sur ce banc, mon bras droit autour du cou de cette statue froide, ma main gauche imitant le geste de sa main droite comme une invitation au contact permettant de réchauffer quelque chose au fond de moi. Cette posture étrange, presque absurde, me fait sourire malgré moi. Pourtant, il y a, dans ce moment, dans cet instant, une sincérité, une humilité que je ne saurais expliquer. Comme si cette figure immobile, figée dans le silence éternel de la matière, possédait un secret à murmurer, un fragment de sagesse qu’elle ne confie qu’à celles et ceux qui osent s’arrêter, qui osent s’attarder, qui osent s’y reposer.

Je me souviens du poème « Le Lac » d’Alphonse de Lamartine 1️⃣ dont un des quatrains est :  » Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! / Suspendez votre cours : / Laissez-nous savourer les rapides délices / Des plus beaux de nos jours ! ».

Ainsi ce banc sur lequel je suis assis, il est placé en bordure d’un lac. Ce lac artificiel est celui de Louvain-la-Neuve 2️⃣ (Belgique). Ma Bienaimée et moi y avons fait le tour en début de cette année. Ce banc est, en fait, un banc en bronze sur lequel est assis un homme de bronze également. Il est, pour ma part, dans une position invitant au rêve, à la contemplation, à l’onirisme. Alors, je me suis lancé dans mon imagination à la recherche, non pas du temps perdu si cher à Marcel Proust 3️⃣, à la recherche de qui pouvait être cet homme imagé, imaginaire.

Était-il un poète, un philosophe, un penseur visionnaire ou simplement une âme ordinaire dont la mémoire s’est cristallisée en une œuvre d’art ? Peu importe au fond car, aujourd’hui, il est plus que lui-même. Il représente toutes celles et tous ceux que j’ai écouté, que j’ai aimé, que j’ai laissé derrière parfois que j’ai abandonné 4️⃣. Et moi, à ses côtés, je suis tout autant toutes celles et tous ceux qui ont cherché à comprendre, à se souvenir, à se rapprocher d’un sens même fugace.

Je ferme les yeux, je l’écoute, même si je sais qu’il ne me parlera pas. Dans ce silence, quelque chose se dévoile. « Pourquoi es-tu ici ? », semble-t-il me demander sans mots. Je n’ai pas de réponse immédiate. Pourquoi suis-je ici ? Peut-être est-ce par « hasard », peut-être pour échapper à quelque chose, peut-être pour me (re)trouver moi-même. Parfois, c’est en s’arrêtant, en se posant sur un simple banc que de plus grandes découvertes, révélations, intégrations sont révélées.

La ville estudiantine, autour de moi, continue de bouger, de se mouvoir, de vivre tout simplement. Les gens de tout âge se promènent autour du lac. Les jeunes, seul ou en groupe, font leur jogging. Les parents promènent leurs enfants. Les grands-parents promènent les petits-enfants. D’autres, comme moi, comme nous, se tiennent main dans la main dans le froid de ce début d’année. Le lac, partiellement gelé, apporte du charme au cadre enchanteur. Partiellement gelé car j’entends le bruissement de l’eau sortant des diffuseurs. L’eau du fond du lac est aspirée pour être rejetée, à la surface, créant ainsi un mouvement de l’eau empêchant le gel complet du lac.

Ce mouvement, je le perçois aussi par les gens qui passent près de moi, plongés dans leurs pensées, absorbés par des objectifs qui, à cet instant précis, me semblent aussi dérisoires qu’essentiels. Le bruit de leurs pas se mélange au murmure du vent. Ici, sur ce banc, je suis en dehors du temps. Cet homme en bronze ne bougera jamais et, pour un moment, je choisis de l’imiter, de m’immobiliser, de me fondre dans cet éternel instant.

Je pense à tout ce que cette posture évoque. Le poids d’une tête posée contre une autre, la tendresse simple d’un geste, la fugacité d’une rencontre 5️⃣. Et je me demande depuis combien de temps ai-je oublié ce que signifie s’appuyer sur quelqu’un, dans toute la vulnérabilité que cela implique ? Ce n’est pas qu’un geste physique. C’est l’acte d’admettre que je ne peux pas tout porter seul que, parfois, j’ai besoin d’un appui, même imaginaire, même froid comme le métal.

Dans ce face-à-face silencieux, le dialogue n’a pas besoin de mots. Je n’ai pas besoin de parler pour ressentir l’échange. C’est comme si cette statue me disait : « Écoute. Écoute ce qui se passe en toi ». Et je l’écoute.

Un poème de Rainer Maria Rilke 6️⃣, intitulé « Solitude », s’invite : « La solitude est pareille à ces pluies qui, montant de la mer, s’avancent vers les soirs. Des plaines elle va, lointaines et perdues, au ciel qui la contient toujours ». Ici, sur ce banc, je ressens cette pluie, ces pluies. Elle ne m’effraie pas. Elle me purifie. Elle lave les couches de bruit intérieur, de distractions qui s’accumulent dans le quotidien. Ce moment avec cette statue est une solitude partagée, une solitude qui ne pèse pas, c’est une solitude qui libère.

Les statues, comme les souvenirs, sont immuables, tout au plus, elles se patinent, s’embellissent. Elles ne changent pas, elles attendent, patientes. Je suis celui qui passe, qui change, qui s’adapte. Pourtant, elles gardent, en elles, une forme d’éternité, une mémoire figée. Peut-être est-ce pour ceci que je me suis assis à côté d’elle, de lui. Pour m’arrimer à cette éternité, pour ancrer mes pensées dans quelque chose de plus solide que l’écoulement incessant de mes jours.

En le regardant de plus près, je remarque les détails de son visage. L’usure du temps a poli certaines parties du bronze, comme si des centaines de mains, avant la mienne, s’étaient posées là cherchant peut-être la même connexion, la même réflexion, le même moment. Cette pensée me réconforte. Je ne suis pas seul dans ce besoin de m’arrêter, de chercher du sens. Des inconnu.e.s, venu.e.s d’ailleurs, ont eux aussi trouvé un compagnon en lui.

Dans son essai intitulé « Le Mythe de Sisyphe » 8️⃣, Albert Camus 9️⃣ écrivait : « Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile, ni fertile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux ».

Peut-être suis-je Sisyphe, heureux, sur ce banc. Peut-être que ce moment de pause est ma lutte, mon sommet. Peut-être que ce banc, ce compagnon silencieux, est ici pour me rappeler que le bonheur ne réside pas toujours dans l’atteinte d’un but, il est dans le simple fait d’être, d’exister, de ressentir.

Alors, je prends une profonde inspiration. Le froid du métal sous mes doigts, l’air frais entrant dans mes narines, le poids de mon corps sur la structure du banc, la légère inclinaison de ma tête : « Tout ceci est réel, Tout ceci est maintenant » me suis-je dit. La vie, dans toute sa complexité, dans toute sa diversité, s’exprime à travers ces détails simples. Je sais que ce n’est pas une révélation tonitruante, que ce n’est pas une épiphanie* flamboyante. C’est un murmure que semble me souffler cette statue. Et parfois, c’est tout ce dont j’ai besoin.

Je me relève, enfin, non sans un dernier regard. Cette rencontre, si brève, a laissé une empreinte. Peut-être qu’un jour, un.e autre s’assiéra ici, à ma place, et ressentira quelque chose de semblable. Peut-être qu’il ou elle s’interrogera aussi sur le pourquoi de cette immobilité partagée. Pour moi, ce jour-là, il n’y a plus de pourquoi. Il y a simplement cet instant suspendu.

Et c’est suffisant.

(Mon Essence Spirituelle)
(Michaël « Shichea » RENARD (20250106-1))
(Illustration : Microsoft Designer suivant mes directives)
(Musique lors de l’écriture : Sonic Paradox – 2024 – Unbeing)

1️⃣ :  Du 21 août au 17 septembre 1817, Lamartine séjourne à la Pension Perrier. Julie est très malade et ne peut le rejoindre. C’est au cours de ce séjour qu’il compose « Le Lac », à l’intention de la chère absente. Dans ce poème, il donne à Julie le nom d’Elvire ;

2️⃣ :  Louvain-la-Neuve a été créée suite au Walen buiten (Wallons Dehors !). Le Walen buiten désigne les évènements qui ont conduit dans les années 1960 à la division de l’Université de Louvain établie à Leuven depuis 1425 en deux universités : la Katholieck Universiteit Leuven (KUL), néerlandophone, restée à Leuven, et l’Université Catholique de Louvain (UCL), francophone, transférée à Louvain-la-Neuve (plus de détails sur https://www.rueslln.org/index.php/creation-de-la-ville) ;

3️⃣ :  voir, notamment, les textes  » À la recherche …. », « Mémento », « Je suis un autre », « Au-delà des Adieux » ;

4️⃣ :  voir le texte sans titre dans lequel deux questions sont posées : « Sommes-nous capable d’accepter l’Amour de ceux qui nous ont abandonné ? » et « Sommes-nous capable d’accepter l’Amour de ceux que nous avons abandonné ? » ;

5️⃣ :  À la relecture du présent texte, me sont « proposées » des phrases du philosophe Charles Pépin. J’en retiens une par rapport à l’expérience que j’ai vécue : « Si vous avez rencontré quelqu’un mais que rien n’a changé en vous, je suis désolé de vous dire que vous n’avez rencontré personne ». Charles Pépin, né en 1973 à Saint-Cloud, est un philosophe et romancier français. Il est notamment l’auteur des best-sellers Les Vertus de l’échec, La Confiance en soi et La Planète des sages. Il a également écrit un essai de philosophie pratique sur le thème de « La Rencontre » (merci Wikipedia) ;

6️⃣ :  Rainer Maria Rilke, né le 4 décembre 1875 à Prague en Bohème et mort le 29 décembre 1926 à Glion près de Montreux, est un écrivain autrichien ;

7️⃣ :  Poème complet sur https://fr.wikisource.org/wiki/Po%C3%A9sie_(Rilke,_trad._Betz)/Livre_d%E2%80%99images/Solitude ;

8️⃣ :  voir le texte « IA ou IA pas 2 » ;

9️⃣ :  Albert Camus, né le 7 novembre 1913 à Mondovi dans le département de Constantine (aujourd’hui Dréan dans la wilaya d’El Tarf), en Algérie pendant la période coloniale française, et mort par accident le 4 janvier 1960 à Villeblevin en France, est un philosophe, écrivain, journaliste militant, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français, lauréat du prix Nobel de littérature en 1957 (merci Wikipedia) ;

* : Un heureux « hasard » car le présent texte a été écrit un 6 janvier, jour de l’Épiphanie. Ce mot qui vient du grec du grec « Epiphania » signifiant « choses qui apparaissent » comment la manifestation sensible d’une présence divine à l’humanité.

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